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La comédie (in)humaine

Une réflexion tonique sur le management

 

Ni anarchistes, ni décroissansites radicaux, les deux auteurs de La comédie (in)humaine (2018), Nicolas Bouzou et Julia de Funès, que leurs opinions situent assurément du côté de la pensée libérale, se fendent ici d’une réflexion décapante, voire iconoclaste, sur les méthodes managériales contemporaines et, partant, sur le sens du travail à l’aune de certaines pratiques développées dans le monde de l’entreprise. 

Certes, le sujet n’est pas nouveau, et la littérature, spécialisée ou non, abonde en réflexions et analyses sur les dures réalités du monde du travail et son organisation- on songe ici, notamment, à L’Établi, de Robert Linhart (1978). Jusqu’au cinéma qui, des Temps modernes de Chaplin (1936) à Ressources humaines, de Laurent Cantet (2000), a su se saisir, lui aussi avec succès, de la somme d’interrogations, de fantasmes, de représentations, de non-dits à quoi renvoie, au moins depuis l'ère industrielle -si ne c'est plus loin dans l'histoire-, « l’art de diriger les hommes afin d’obtenir une performance satisfaisante », pour s’en tenir à cette définition canonique dénichée sur le site Internet d'une école de gestion.

La bête noire commune des deux auteurs ? Le management inutile, donc inefficient, qui trouve à s’incarner dans des techniques de gestion artificielles cachant mal l’impéritie de hiérarchies déficientes et l’incapacité à assigner aux équipes un projet collectif lisible et stimulant. Autant d'ingrédients concourant à "faire fuir les meilleurs", comme le déplore le sous-titre.

En quatorze chapitres, les auteurs passent en revue et contrecarrent, exemples vus ou vécus à l’appui, le panel de comportements ou d’états d’esprit propres à plomber durablement le fonctionnement d’une organisation. L’alliance entre l’économiste et la philosophe fonctionne à plein. Cette dernière, nous éclaire sur un certain nombre de poncifs élevés au rang de dogme, comme cette ode au « contrat de confiance » (laquelle ne se décrète pas) brandie comme un mantra censé cimenter les relations patrons-employés. Mais qu’est-il besoin d’un contrat si la confiance est là ? Si l’on s’en remet au contrat, c’est donc qu’il n’y a pas de confiance. Et que dire de cette mode langagière exaltant les vertus de la « valeur travail* » -en quoi ce dernier est-il une valeur, au sens moral attaché habituellement à ce mot- ? Et de cette débauche d'anglicismes (brainstorming, process...) censés incarner à eux seuls l'autorité et la légitimité de ceux qui en usent ? Sans oublier la noble ambition, à laquelle l'actuel procès France Télécom et son cortège de salariés suicidés renvoient étrangement, de "replacer l'humain au coeur" de toute politique managériale - que ne l'y a-t-on placé plus tôt ? 

Les auteurs appliquent leur entreprise de déconstruction à tant de situations professionnelles que chacun s’y reconnaîtra forcément peu ou prou...

Où mènent les réunions interminables et trop nombreuses dont l’objet initial finit par se perdre dans les méandres d’échanges mal cadrés ? Face au « tout technologique » et au poids des algorithmes, n’y a- t-il pas lieu de considérer qu’un un cerveau humain sera toujours plus approprié pour problématiser, dialoguer, conseiller ? La quête de l’équilibre et du bien-être au travail passe-telle impérativement par le recours de plus en plus fréquent aux séances de coaching, -qualifiées « d’imposture »-, aux activités ludiques de toute nature censées ressouder les équipes, ou à la « propagande du collectif » préférée à l’engagement individuel ? A force de process, de contrôle, de culte de la transparence (ex. : la badgeuse ou les architectures tout-vitrage), le sens de l’initiative du salarié ne tend-il pas à s’atrophier? « Ca n’est pas la règle qui est mauvaise mais sa prolifération, qui déshumanise et annihile l’action humaine », soutiennent les auteurs.

Leur préconisation majeure ? Rendre le salarié plus autonome en établissant une vraie confiance -une confiance gratuite faite de réciprocité- entre tous les niveaux de la hiérarchie et en s’appuyant sur un schéma d’organisation simplifié. Cela passe par une série d’actions simples qui nourrissent les « quinze propositions pour être plus efficaces » constituant le dernier chapitre du livre. Citons par exemple : développer le télétravail ; jeter les pointeuses ; supprimer les tours de table ; supprimer les activités ludiques des séminaires d’entreprise, réduire les présentations PowerPoint ; remplacer les formations inutiles par des formations en humanités ; prohiber les e-mails inutiles, ou encore dire les choses directement à l’interlocuteur concerné avec des mots francs.

Plus qu’un essai, cet ouvrage, qui porte en creux une réflexion plus générale sur notre drôle d’époque, peut utilement se substituer aux manuels de management prescrits aux étudiants et faire office de vade-mecum entre les mains de toute personne en situation de diriger. Économiste, essayiste, chroniqueur bien connu des lecteurs ou auditeurs des grands médias, Nicolas Bouzou s’associe ici à Julia de Funès, docteure en philosophie, ayant elle-même exercé en entreprise dans le domaine des RH avant de se tourner vers le consulting et l’activité de conférencière. Accessoirement, cette dernière est aussi la petite-fille du comédien Louis de Funès qui s’illustra notamment, avec le génie que l’on sait, dans des rôles de chef d’entreprise despotique ou de chef de service hystérique (cf. extraits Youtube ci-dessous)...

La comédie (in)humaine. Nicolas Bouzou, Julia de Funès, Éd. de l'Observatoire, 2018. Ouvrage disponible à la BU Martinique

* à ne pas confondre avec la notion homonmye "Valeur travail"

Sur le sujet

  • Babelio - réseau social dédié aux livres

Liste et critiques d'ouvrages (fictions et essais) sur le monde du travail

  • OpenEdition - revues en SHS (libre accès)

Salvatore Maugeri, « Qu’est-ce que « manager » ?  », La nouvelle revue du travail [En ligne], 8 | 2016,

Oui, assurément, en management, 90 % des problèmes sont des problèmes de communication… Certes, il peut y avoir des problèmes de fond, mais je ferais cette affirmation audacieuse : vous pouvez être extrêmement exigeant ou mettre en œuvre des situations extrêmement difficiles, mais il y a deux conditions essentielles : 1) expliquer pourquoi vous êtes obligé d’en arriver là (et que ce soit cohérent et logique), et 2) que dans l’application vous soyez extrêmement cohérent. Moyennant le respect de ces deux conditions, c’est assez incroyable ce qu’on peut faire passer à des équipes. On est bien sur un problème de communication et de comportement. Mais en premier lieu de communication : il faut savoir expliquer le pourquoi et le comment

Laurent Taskin, « Télétravail : Les enjeux de la déspatialisation pour le management humain », Revue Interventions économiques [En ligne], 34 | 2006

En rompant avec une certaine unité de temps, de lieu et d’action, le télétravail bouleverse l’organisation du travail et l’exercice traditionnel des pratiques de management. La déspatialisation, qui renvoie à la distance physique et psychosociologique induite par la pratique du télétravail, constitue l’enjeu central de cette re-régulation nécessaire qui altère fondamentalement la structure du travail et de la supervision. Au cœur de celle-ci, la question du contrôle semble être la dimension la plus critique pour le management.

Claire Edey Gamassou, Grégor Bouville, Tarik Chakor, Stéphan Pezé et Virginie Moisson, « Gestion des ressources humaines et santé au travail : science de l’action ou de la réaction ? », Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé [En ligne], 20-1 | 2018

 Bien que la Gestion des Ressources Humaines (GRH) place au cœur de ses réflexions la question de l’humain au travail et de sa gestion dans l’optique de servir la performance des organisations, les questions de santé au travail ont longtemps été un point aveugle de ses travaux.

Pierre-Eric Verrier, « La fabrique du management public », Politiques et management public [En ligne], Vol. 26/3 | 2008,

Le management public est travaillé, depuis l’origine, par les mouvements et les soubresauts du marché du conseil. Loin des ambitions de neutralité affichées, le consulting façonne une vision singulière de l’État, largement exposée à l’analyse systémique et présentée « clé-en-main » aux services publics. Après s’être intéressé à la marge du management public dans un marché faiblement demandeur et peu disposé aux méthodes modernes de gestion inspirées du secteur privé, les cabinets de conseil jouent aujourd’hui une partie serrée au centre de l’Etat. C’est le cœur même du dispositif de l’Etat, y compris son vocabulaire, qui est désormais travaillé par le marché du conseil et des systèmes d’information.

Sylvie Codo et Caroline Cintas, « Quand le stress envahit la fonction publique territoriale : une recherche empirique auprès des managers intermédiaires et des managers de proximité », Politiques et management public [En ligne], Vol 30/1 | 2013

Cet article s’intéresse à l’impact des tensions de rôle sur le stress professionnel des managers. C’est dans le contexte des collectivités territoriales que le modèle de l’épisode de rôle (Kahn, Wolfe, Quinn, Snoek & Rosenthal, 1964) est mobilisé pour expliquer le stress. Les résultats de cette recherche menée auprès de 310 managers territoriaux apportent une double contribution. Dans un premier temps, ils tendent à mettre en évidence une influence du niveau hiérarchique (manager intermédiaire vs manager de proximité) sur la perception du stress et tensions de rôle. Ils montrent, dans un second temps, l’impact différencié de diverses dimensions des tensions de rôle sur le stress des managers territoriaux.

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Extraits de scènes de films avec Louis de Funès en patron ou chef de service incarnant -ou subissant- l'autorité...

Fantomas,1965 (chef de la police)

La grande vadrouille, 1966 (chef d'orchestre)

Le grand restaurant, 1966 (patron de grand restaurant)